lundi 27 février 2017

Lubovatsja, aimer des yeux : la vue est le plus intellectuel des sens

Le chapitre sur "les mots de l'amour" dans l'ouvrage sur l'Amour de Josef Pieper est extrêmement intéressant. Il fait un survol des mots concernant l'amour dans les langues allemande, anglaise, française, latine, grecque et un peu russe.

Je reviendrais sur ce texte dans un prochain article, mais je tiens à noter ici quelque chose qui me semble particulièrement significatif : à la fin du chapitre Pieper nous parle de deux mots russes qu'il juge particulièrement intéressant, et ils le sont :

Lubovatjsa : l'amour des yeux, l'amour qui se réalise en regardant, qu'il rapproche de la formule d'Augustin : "nous ne pouvons rien aimer d'autre que le beau".

Ce sont deux très beaux termes, indéniablement, mais ce qui me semble ici intéressant c'est leur position de clôture du chapitre dans le texte de Pieper, associé à une certaine absence de l'acte charnel dans les formes nobles de l'amour.

Non que Pieper nie ou dégrade cet acte dans ce chapitre, loin de là. Mais lorsqu'il exprime les formes nobles, il ne semble pas en faire partie.

Que dire de l'amour qui se réalise en touchant, ou en goutant, voire en écoutant ?

Soyons honnête, la vue est le domaine du sensible le plus proche de l'esprit. Nous catégorisons bien plus facilement les choses vues que les choses entendues ou touchées. Nous en parlons plus facilement.

Il est erroné de dire que la vue est le sens le plus direct, le plus immédiat. Si nous pensons cela c'est parce que l'image est ce dont nous parlons le plus facilement, parce que l'image est le sens avec lequel nous avons le plus de distance : ce que nous regardons est éloigné de nous.

Le son nous pénètre, ainsi que le goût, quand au touché, il est tout contre nous.

Nous pouvons aimer une personne pour sa voix, et peut-être encore plus pour son goût, son odeur et sa "matière", sa "texture", son "touché" ( et la manière dont elle nous touche ! ).

Il est à la fois étrange et assez logique que ce chapitre parle bien peu de cela et clôture son propos sur la vue et Dieu, c'est à dire un amour spirituel : la vue est le plus spirituel des sens.

La pensée exige la distance et est donc plus à l'aise avec le sens le moins direct l'être humain : l'image.

Je ne pense pas que l'on puisse faire une analyse sérieuse de l'amour en général, et encore moins de la sexualité en particulier, si on néglige ces autres sens. Y compris en amitié, la voix, le touché sont absolument essentiels.

C'est pourtant le génie de l'Evangile de Jean d'y entendre Jésus demander à Thomas de le toucher pour le reconnaître. En s'incarnant le Dieu chrétien se fait chair et par là peut être touché, cela deviendra d'ailleurs un thème de la mystique chrétienne. Mais, malheureusement sans doute, un thème trop rarement développé et encore moins vécu dans la vie "courante" des chrétiens.

L'importance du touché, de l'odeur, du goût, comme éléments essentiels de l'amour, voilà sans doute quelque chose qui sans avoir jamais été totalement occultés me semble pourtant avoir été nettement écrasés par celui de la vue.

C'est à se demander si les philosophes n'auraient pas mieux fait de laisser un peu plus la parole à Dom Juan dans leurs textes théoriques sur l'Amour.

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